Introduction des règles normatives

1. Introduction
Au cours du dernier demi-siècle, commençant avec les travaux de Piaget et Inhelder (1951), un très grand nombre de recherches ont été menées sur le raisonnement humain en matière de probabilité. Bien que les schémas expérimentaux aient pu varier beaucoup, l’intention générale a toujours été de voir dans quelle mesure l’esprit humain utilisait, face à des situations concrètes, des règles compatibles avec les règles normatives du domaine.

Afin de clarifier, dès le départ, ce concept de règles normatives, nous utiliserons deux exemples :

a) Considérons la situation suivante qui a été proposée par Maury (1986) à des élèves de 12 à 17 ans :

Matériel :
Sac S1 : 4 boules bleues, 6 boules rouges
Sac S2 : 2 boules bleues, 3 boules rouges

Expérience : On choisit le sac que l’on veut, puis on tire au hasard une boule de ce sac et on note sa couleur.

Question : Dans quel sac pigeriez-vous une boule pour avoir le plus de chances d’obtenir une boule rouge ? (Justification requise de votre réponse.)

La règle normative que l’auteur utilise ici, pour évaluer les réponses des élèves, est que la chance qu’a un événement de survenir se mesure par la probabilité de cet événement. Comme la probabilité de tirer une boule rouge est la même, dans les deux sacs, la réponse attendue était l’indifférence entre les deux sacs. 2

b) Considérons maintenant une situation reliée au jeu bien connu du LOTO 6/49.

On demande aux sujets de choisir, parmi les deux combinaisons suivantes :

{1,2,3,4,5,6} et {7,13,22,34,41,47}
celle qui, selon eux, a le plus de chances de survenir.

Dans ce contexte, la règle normative utilisée est que deux combinaisons quelconques ont les mêmes chances de survenir car elles ont même probabilité. 3

En fonction de la façon d’entrevoir les règles normatives, les résultats des recherches reçoivent différentes interprétations. Si un chercheur croit, par exemple, que la validité des règles normatives devrait être une évidence pour un humain rationnel, il sera porté à interpréter toute déviation par rapport aux règles comme appuyant la thèse, par ailleurs fort répandue, que les humains ont des conceptions irrationnelles en matière de hasard et de probabilité (Ladouceur et all, 1988, voir aussi Cohen, 1981). Une vision opposée consiste à penser que les règles normatives sont fondées sur la théorie mathématique des probabilités. Dans ce cas, les conceptions incompatibles avec les règles seront interprétées comme illustrant ou bien l’ignorance de principes mathématiques ou encore une incompétence en ce domaine (Cohen, 1981). Mais il y a une autre façon de voir les conceptions erronées, que nous allons proposer dans cet article : les conceptions ne sont erronées que par rapport à des phénomènes aléatoires à très large échelle que les humains n’ont aucune occasion d’observer.

La question des fondements des règles normatives de ce domaine n’est à peu près pas considérée dans la littérature : une majorité de chercheurs, entre autres en psychologie cognitive, semblent prendre pour acquis ou bien que les règles normatives devraient être des évidences pour un humain rationnel ou bien qu’elles pourraient être justifiées en faisant appel aux mathématiques.

Dans cet article nous montrerons qu’il est impossible d’établir la validité des règles qui sont utilisées pour évaluer les jugements probabilistes sur des questions de probabilité. On ne saurait montrer que de telles règles ont un fondement dans la réalité qu’en s’appuyant sur des tests statistiques portant sur de très vastes ensembles de données expérimentales, par ailleurs pratiquement impossible à obtenir sauf pour des situations très simples. Notre argumentation montrera que l’acquisition et l’intégration d’habiletés en modélisation probabiliste ne peut être le résultat d’expériences de routine avec les phénomènes aléatoires. Ce n’est pas non plus une conséquence de l’évolution normale de l’intelligence humaine ou de l’apprentissage de la théorie des probabilités. Comme nous le montrerons plus loin, les conceptions erronées dans les jugements probabilistes sont liées à des aspects de la modélisation de situations réelles où la théorie des probabilité ne peut, par construction, intervenir sur le plan de leur validation. Cela peut expliquer pourquoi on peut fort bien avoir suivi un cours sur les probabilités et continuer à entretenir des conceptions erronées sur les phénomènes aléatoires.

2. Les différentes façons de percevoir les règles normatives pour les jugements probabilistes

Au premier abord, la théorie mathématique des probabilités apparaît la seule référence possible pour les règles normatives des jugements probabilistes. Il semble en effet normal de penser que les règles normatives, qui permettent d’évaluer les conceptions humaines en ce domaine, sont essentiellement fondées sur des résultats mathématiques. Pour d’autres chercheurs cependant, ces règles sont perçues comme des évidences et devraient être vues comme telles par un humain rationnel. Nous allons commencer notre étude de ces deux points de vue en utilisant les règles normatives suivantes en ce qui concerne un jeu de hasard bien connu soit le jeu de la roulette 4 :
 1) Il n’y a aucun avantage à utiliser les informations provenant des résultats passés des tours de roulette ;

2) Aucune stratégie ne saurait rendre positive l’espérance mathématique de gains à ce jeu de hasard ;

3) Si une personne joue suffisamment longtemps, au jeu de la roulette, elle sortira assurément perdante.

 

Comment devrait-on interpréter une conception erronée relativement à une de ces règles normatives ? Devrait t-on l’interpréter comme un cas de pensée irrationnelle ? Devrait-on plutôt croire que cela illustre une ignorance de la mathématique des probabilités ? Nous discutons, ci-dessous, ces deux points de vue opposés.
2.1 Implications des conceptions erronées sur la rationalité humaine
Dans un article polémique, Can human irrationality be experimentally demonstrated ? , L.J. Cohen (1981) argumente qu’aucun résultat d’enquête sur les jugements des gens en probabilité ne saurait avoir d’implications sur la rationalité humaine. Étant donné que plusieurs chercheurs avaient utilisé leurs données expérimentales pour illustrer l’irrationalité de l’esprit humain, en ce domaine, une étude critique de ces interprétations venait à point.

L’idée principale de Cohen est que les seules règles normatives que nous devrions utiliser pour évaluer les jugements humains en matière de probabilité devraient être fondées sur des données provenant des intuitions communes aux êtres humains. Plus précisément, selon Cohen, les règles normatives utilisées dans des enquêtes psychologiques devraient être des règles perçues comme valides par une grande majorité de personnes. Pour Cohen, une règle normative qui serait fondée, par exemple, sur la théorie mathématique des probabilités, ne pourrait être utilisée pour évaluer les jugements humains que si elle était en accord avec les intuitions communes. À cet égard, il est intéressant de signaler que les règles normatives que nous avons présentées pour le jeu de la roulette ne font pas partie des intuitions communes des gens (Wagenaar, 1988). Ainsi, selon le point de vue de Cohen, ce ne serait pas une conception erronée de considérer une quelconque de ces règles comme fausse !

L’article de Cohen était largement motivé par la noble intention de sauver la rationalité de l’esprit humain. Mais, élaborer une théorie qui, par définition, rejette les résultats d’une majorité de recherches portant sur les conceptions en probabilité n’est pas la façon, selon nous, de sauver la rationalité humaine. Nous montrerons que les résultats d’investigations, qui illustrent la tendance des humains à produire des modèles probabilistes invalides, dans différents contextes, sont pertinents pour l’étude de l’esprit humain mais que ces résultats n’ont aucune incidence sur la rationalité humaine.

Revenons à notre exemple qui donnera un aperçu de notre point de vue sur ces questions. Supposons qu’un certain chercheur ait interprété les résultats d’une étude comme une illustration de l’irrationalité de la pensée humaine. Les données de ce chercheur pourraient être que plusieurs sujets, jouant au jeu de la roulette, ont agi comme si les résultats des tours passés constituaient de l’information utile : ces sujets auraient pu, par exemple, avoir noté les résultats des précédents tours et utiliser ces informations pour faire leurs prochaines mises. 5 La question qui se pose alors est la suivante : est-ce que ces résultats suffiraient pour conclure que ces humains sont irrationnels dans leur façon de concevoir le jeu de la roulette ?

Pour ce chercheur, un esprit rationnel devrait savoir que l’information sur les résultats passés ne peut être d’aucune utilité pour prédire les résultats futurs. De ce point de vue, affirmer que certains humains sont irrationnels dans leur façon de jouer à la roulette pourrait sembler assez juste : d’une part, ces personnes savent que toute règle déterministe est fausse et, d’autre part, ils utilisent effectivement de telles règles. Mais, comme nous le montrerons plus loin, l’idée que les humains ont les moyens de reconnaître l’indépendance des tours de la roulette est fausse. Le mieux qui pourrait être fait, en regard d’une quelconque règle déterministe utilisée par un joueur, serait de la tester par une étude statistique sur la base de données provenant des résultats d’une roulette pour, disons, les 10 dernières années. Par exemple, on pourrait ainsi montrer que la règle déterministe qui affirme qu’après la sortie de 5 rouges consécutifs, le noir a plus de chance de survenir que le rouge au prochain tour, est fausse. Mais, même une telle étude ne pourrait mener à une certitude absolue. Ainsi, l’utilisation de règles déterministes par les humains, dans un tel contexte, ne peut être utilisée pour mettre en cause leur rationalité. Si les humains utilisent effectivement de telles règles, pour estimer, de façon qualitative, des probabilités, c’est uniquement parce qu’ils accordent à ces règles une certaine valeur, et aucun argument ne peut montrer qu’ils sont dans l’erreur en pensant ainsi. Le cas examiné est typique ? la seule façon de justifier l’affirmation qu’un jugement en probabilité est invalide serait d’utiliser un test statistique basé sur des données expérimentales?le raisonnement seul ne suffit pas.

Même s’il est impossible, à partir d’enquêtes, d’inférer que l’esprit humain est irrationnel dans ses façons de percevoir le hasard, c’est un fait que les conceptions humaines en cette matière sont souvent erronées. Comme dans d’autres domaines, être rationnel ne suffit pas pour atteindre la vérité !

2.2 Règles normatives et théorie mathématique des probabilités.
Pour plusieurs chercheurs, les conceptions erronées dans les jugements en probabilité s’expliquent par un manque de connaissances de principes mathématiques ou encore par une incompétence en ce domaine. Ainsi, par exemple, J. Cohen (1981) avait ceci à dire à propos des résultats d’une investigation de Kahneman et Tversky (1972b) :
 At best, these experiments would constitute a test of their subject’s intelligence or education, since the ordinary person might no more be expected to generate Bayes’s theorem spontaneously than Bernoulli’s (Law of Large Numbers).

 

La vision de Cohen implique que les conceptions erronées identifiées définissent un problème marginal qui se résorberait de lui-même si les sujets étudiaient la théorie mathématique des probabilités. Nous allons montrer qu’un tel point de vue est erroné. Nous référerons souvent dans cet article à celui de Cohen ; un article très souvent cité et qui, en quelque sorte, est devenu une référence en ce domaine. Pour être critique des points de vue de Cohen, on doit comprendre les connaissances spécialisées en mathématiques qu’il utilise. Mais, comme on le verra, lorsque ces connaissances sont précisées, on peut voir que Cohen les interprètent souvent incorrectement comme c’est d’ailleurs souvent le cas de personnes qui utilisent les mathématiques sans avoir une formation spécifique dans cette discipline ! 6 On verra que sans poser des hypothèses très fortes sur le monde dans lequel nous vivons, comme par exemple l’hypothèse d’indépendance, les résultats de la théorie mathématique des probabilités ne peuvent être interprétés comme contredisant les conceptions humaines. En fait, les conceptions erronées sont directement reliées aux hypothèses nécessaires qu’il faut poser afin, d’une part, d’obtenir ces résultats mathématiques et, d’autre part, de pouvoir les interpréter dans le monde des processus aléatoires. En d’autres termes, si quelqu’un devait produire une preuve qu’une conception est erronée, il devrait s’appuyer sur des hypothèses qui sont loin d’être des évidences pour l’esprit humain (voir « La loi des grands nombres » dans la section suivante). Pour argumenter ce point, nous allons devoir présenter certains aspects importants du concept de probabilité.
2. Il est intéressant de signaler que même chez les 17 ans, seulement 48% des élèves ont donné une réponse en accord avec cette règle normative.

3. Dans une étude sur ce thème, Ladouceur et all (1987) ont constaté que 88% des gens préféraient la combinaison non régulière.

4. Une roulette comprend trente-sept cases numérotées de 0 à 36. Dix huit cases sont rouges et dix-huit sont noires. Une boule est lancée et elle tombe, au hasard, dans une des cases.

5. Signalons que dans les casinos, un tableau bien en vue indique aux joueurs les numéros qui sont précédemment sortis comme si cela pouvait être utile!

6. C’est dans un article qui suivra que nous présenterons la théorie mathématique des probabilités du point de vue actuel.

Résumé

Nous étudions les fondements des règles qui sont utilisées pour évaluer les jugements humains sur la probabilité. Nous montrons que ces règles sont extrêmement difficiles à justifier car elles dépendent d’hypothèses qui ne pourraient être vérifiées qu’au moyen d’expériences empiriques, par ailleurs trop nombreuses, dans la plupart des cas, pour être effectivement réalisées. Cela permet de comprendre que les conceptions, en ce domaine, ne sont erronées que par rapport à la réalité des phénomènes aléatoires à très large échelle ; réalité que les humains n’ont aucune chance d’observer au cours de leur vie. Ce point de vue permet aussi de comprendre que les conceptions erronées, en matière de jugements probabilistes, ne sont ni le résultat de l’irrationalité de l’esprit humain ni d’un manque de connaissances ou d’habiletés en mathématiques comme on est généralement porté à croire dans la communauté des chercheurs en psychologie cognitive en particulier. Les conceptions erronées sont liées, selon nous, à certains aspects de la modélisation de situations réelles et la théorie des probabilités ne peut, par construction, intervenir dans la validation des modèles. Les considérations de cet article ont des conséquences sur l’enseignement des probabilités que l’auteur se propose de développer dans un autre article.

Citations reliées aux mathématiques

«Si vous demandez à des mathématiciens ce qu’ils font, vous obtenez toujours la même réponse : ils réfléchissent. Ils réfléchissent à des problèmes difficiles et inhabituels. Ils ne réfléchissent pas aux problèmes ordinaires : ils ne font qu’écrire les réponses.» (M. Egrafov dans le Mathematics Magazine, v. 65 no. 5, décembre 1992)
«Ne vous inquiétez pas de vos problèmes en mathématiques, je puis vous assurer que les miens sont bien pires.» (Albert Einstein)
«Là où il y a de la matière, il y a de la géométrie.»
(Johannes Kepler, 1571-1630)
«Aucune investigation humaine ne peut être qualifiée de science véritable si elle ne peut être démontrée mathématiquement.» (Léonard de Vinci, 1452-1519)
«La nature est une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence, nulle part.» (Blaise Pascal, 1623-1662)
«Une preuve mathématique moderne n’est pas très différente d’une machine moderne ou d’un banc d’essai moderne : les principes fondamentaux simples sont cachés et presque invisibles sous une masse de détails techniques.» (Hermann Weyl, 1885 – 1955)
«Je suis désolé de dire que la matière que j’aimais le moins était les mathématiques. J’y ai repensé. Je pense que la cause de cela était le fait que les mathématiques ne laissent pas de place à l’argumentation. Si vous faites une erreur, c’est tout ce qu’il y a à en dire.» (Malcolm X)
«Les mathématiques ne sont pas une science déductive ? c’est un cliché. Quand vous essayez de démontrer un théorème, vous ne faites pas qu’énumérer les hypothèses avant de commencer à réfléchir. Ce que vous faites, c’est des essais et des erreurs, de l’expérimentation et de la conjecture.» (Paul R. Hamos, I want to be a Mathematician, 1985)
«Dans quelques années, toutes les grandes constantes physiques auront été approximativement estimées et la seule occupation qu’il restera aux hommes de science sera d’amener ces mesures à un autre niveau de décimale.» (James Clerk Maxwell, 1813-1879)
«Les preuves mathématiques, comme les diamants, sont dures et transparentes et rien ne peut les affecter, sauf un raisonnement rigoureux.» (John Locke, 1632-1704)
«C’est donc par l’étude des mathématiques, et seulement par elle, que l’on peut se faire une idée juste et approfondie de ce que c’est qu’une science.» (Auguste Comte, 1798-1857)
«La mesure de notre capacité intellectuelle est la capacité de nous sentir de moins en moins satisfaits de nos réponses à des problèmes sans cesse améliorés.» (C. W. Churchman)
«Je conseille à mes étudiants d’écouter attentivement au moment où ils décident de ne plus suivre de cours de mathématiques. Ils pourraient être capables d’entre le bruit que font les portes qui se referment.» (James Caballero, 1989)
«Evident est le mot le plus dangereux en mathématiques.» (Eric Temple Bell, 1883-1960)
«Plus les mathématiques évoluent plus elles deviennent abstraites ? et par conséquent peut-être aussi plus pratiques.» (Eric Temple Bell, 1883-1960)

«Ceux que l’on appelle les Pythagoriciens, qui furent les premiers à s’intéresser aux mathématiques, n’ont pas seulement fait progresser cette matière, mais s’étant emplis d’elles, ils se sont mis en tête que les principes des mathématiques étaient les principes de toute chose.» (Aristote, 384-322 av. J.-C.)