Afin de clarifier, dès le départ, ce concept de règles normatives, nous utiliserons deux exemples :
Matériel :
Sac S1 : 4 boules bleues, 6 boules rouges
Sac S2 : 2 boules bleues, 3 boules rouges
Expérience : On choisit le sac que l’on veut, puis on tire au hasard une boule de ce sac et on note sa couleur.
Question : Dans quel sac pigeriez-vous une boule pour avoir le plus de chances d’obtenir une boule rouge ? (Justification requise de votre réponse.)
La règle normative que l’auteur utilise ici, pour évaluer les réponses des élèves, est que la chance qu’a un événement de survenir se mesure par la probabilité de cet événement. Comme la probabilité de tirer une boule rouge est la même, dans les deux sacs, la réponse attendue était l’indifférence entre les deux sacs. 2
On demande aux sujets de choisir, parmi les deux combinaisons suivantes :
{1,2,3,4,5,6} et {7,13,22,34,41,47}
celle qui, selon eux, a le plus de chances de survenir.
Dans ce contexte, la règle normative utilisée est que deux combinaisons quelconques ont les mêmes chances de survenir car elles ont même probabilité. 3
En fonction de la façon d’entrevoir les règles normatives, les résultats des recherches reçoivent différentes interprétations. Si un chercheur croit, par exemple, que la validité des règles normatives devrait être une évidence pour un humain rationnel, il sera porté à interpréter toute déviation par rapport aux règles comme appuyant la thèse, par ailleurs fort répandue, que les humains ont des conceptions irrationnelles en matière de hasard et de probabilité (Ladouceur et all, 1988, voir aussi Cohen, 1981). Une vision opposée consiste à penser que les règles normatives sont fondées sur la théorie mathématique des probabilités. Dans ce cas, les conceptions incompatibles avec les règles seront interprétées comme illustrant ou bien l’ignorance de principes mathématiques ou encore une incompétence en ce domaine (Cohen, 1981). Mais il y a une autre façon de voir les conceptions erronées, que nous allons proposer dans cet article : les conceptions ne sont erronées que par rapport à des phénomènes aléatoires à très large échelle que les humains n’ont aucune occasion d’observer.
Dans cet article nous montrerons qu’il est impossible d’établir la validité des règles qui sont utilisées pour évaluer les jugements probabilistes sur des questions de probabilité. On ne saurait montrer que de telles règles ont un fondement dans la réalité qu’en s’appuyant sur des tests statistiques portant sur de très vastes ensembles de données expérimentales, par ailleurs pratiquement impossible à obtenir sauf pour des situations très simples. Notre argumentation montrera que l’acquisition et l’intégration d’habiletés en modélisation probabiliste ne peut être le résultat d’expériences de routine avec les phénomènes aléatoires. Ce n’est pas non plus une conséquence de l’évolution normale de l’intelligence humaine ou de l’apprentissage de la théorie des probabilités. Comme nous le montrerons plus loin, les conceptions erronées dans les jugements probabilistes sont liées à des aspects de la modélisation de situations réelles où la théorie des probabilité ne peut, par construction, intervenir sur le plan de leur validation. Cela peut expliquer pourquoi on peut fort bien avoir suivi un cours sur les probabilités et continuer à entretenir des conceptions erronées sur les phénomènes aléatoires.
2. Les différentes façons de percevoir les règles normatives pour les jugements probabilistes
1) Il n’y a aucun avantage à utiliser les informations provenant des résultats passés des tours de roulette ;
2) Aucune stratégie ne saurait rendre positive l’espérance mathématique de gains à ce jeu de hasard ; 3) Si une personne joue suffisamment longtemps, au jeu de la roulette, elle sortira assurément perdante. |
L’idée principale de Cohen est que les seules règles normatives que nous devrions utiliser pour évaluer les jugements humains en matière de probabilité devraient être fondées sur des données provenant des intuitions communes aux êtres humains. Plus précisément, selon Cohen, les règles normatives utilisées dans des enquêtes psychologiques devraient être des règles perçues comme valides par une grande majorité de personnes. Pour Cohen, une règle normative qui serait fondée, par exemple, sur la théorie mathématique des probabilités, ne pourrait être utilisée pour évaluer les jugements humains que si elle était en accord avec les intuitions communes. À cet égard, il est intéressant de signaler que les règles normatives que nous avons présentées pour le jeu de la roulette ne font pas partie des intuitions communes des gens (Wagenaar, 1988). Ainsi, selon le point de vue de Cohen, ce ne serait pas une conception erronée de considérer une quelconque de ces règles comme fausse !
L’article de Cohen était largement motivé par la noble intention de sauver la rationalité de l’esprit humain. Mais, élaborer une théorie qui, par définition, rejette les résultats d’une majorité de recherches portant sur les conceptions en probabilité n’est pas la façon, selon nous, de sauver la rationalité humaine. Nous montrerons que les résultats d’investigations, qui illustrent la tendance des humains à produire des modèles probabilistes invalides, dans différents contextes, sont pertinents pour l’étude de l’esprit humain mais que ces résultats n’ont aucune incidence sur la rationalité humaine.
Pour ce chercheur, un esprit rationnel devrait savoir que l’information sur les résultats passés ne peut être d’aucune utilité pour prédire les résultats futurs. De ce point de vue, affirmer que certains humains sont irrationnels dans leur façon de jouer à la roulette pourrait sembler assez juste : d’une part, ces personnes savent que toute règle déterministe est fausse et, d’autre part, ils utilisent effectivement de telles règles. Mais, comme nous le montrerons plus loin, l’idée que les humains ont les moyens de reconnaître l’indépendance des tours de la roulette est fausse. Le mieux qui pourrait être fait, en regard d’une quelconque règle déterministe utilisée par un joueur, serait de la tester par une étude statistique sur la base de données provenant des résultats d’une roulette pour, disons, les 10 dernières années. Par exemple, on pourrait ainsi montrer que la règle déterministe qui affirme qu’après la sortie de 5 rouges consécutifs, le noir a plus de chance de survenir que le rouge au prochain tour, est fausse. Mais, même une telle étude ne pourrait mener à une certitude absolue. Ainsi, l’utilisation de règles déterministes par les humains, dans un tel contexte, ne peut être utilisée pour mettre en cause leur rationalité. Si les humains utilisent effectivement de telles règles, pour estimer, de façon qualitative, des probabilités, c’est uniquement parce qu’ils accordent à ces règles une certaine valeur, et aucun argument ne peut montrer qu’ils sont dans l’erreur en pensant ainsi. Le cas examiné est typique ? la seule façon de justifier l’affirmation qu’un jugement en probabilité est invalide serait d’utiliser un test statistique basé sur des données expérimentales?le raisonnement seul ne suffit pas.
Même s’il est impossible, à partir d’enquêtes, d’inférer que l’esprit humain est irrationnel dans ses façons de percevoir le hasard, c’est un fait que les conceptions humaines en cette matière sont souvent erronées. Comme dans d’autres domaines, être rationnel ne suffit pas pour atteindre la vérité !
At best, these experiments would constitute a test of their subject’s intelligence or education, since the ordinary person might no more be expected to generate Bayes’s theorem spontaneously than Bernoulli’s (Law of Large Numbers).
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3. Dans une étude sur ce thème, Ladouceur et all (1987) ont constaté que 88% des gens préféraient la combinaison non régulière.
4. Une roulette comprend trente-sept cases numérotées de 0 à 36. Dix huit cases sont rouges et dix-huit sont noires. Une boule est lancée et elle tombe, au hasard, dans une des cases.
5. Signalons que dans les casinos, un tableau bien en vue indique aux joueurs les numéros qui sont précédemment sortis comme si cela pouvait être utile!
6. C’est dans un article qui suivra que nous présenterons la théorie mathématique des probabilités du point de vue actuel.